Nos glorieux anciens

Le Cerf de la Boulée (suivi de 1976 à 1992)

Ce cerf restera sans doute celui qui m’a marqué à tout jamais, le déclencheur de cette passion qui ne m’a plus quittée. Il m’a offert en me laissant trouver sa première mue, cette émotion indescriptible qui vous saisit à l’instant où votre œil se pose sur ce mystérieux cadeau de la nature. Il renouvela l’offrande, neuf ans plus tard, en déposant à mon attention l’une de ses plus belles paires de bois. Fidèle à la place de brame qui lui valut son nom, il y revint chaque année jusqu’à son dernier jour où je le laissais couché au soleil de midi au beau milieu de la futaie claire de la Loge à François. Trop âgé pour être encore entouré de biches, il commit là sa première et dernière imprudence : ses vieilles pattes ne lui permirent pas de se soustraire à la meute pour rejoindre les taillis et vallées éloignées du massif où il passait ses hivers tranquillement à cette époque où la distribution généreuse de bracelets n’était pas encore pratique courante.

La Boulée 1986

Le fantôme (suivi de 1992 à 2003)

De tous les cerfs que j’ai pu connaître un peu, c’est de loin le plus mystérieux. J’ai eu la chance de l’apercevoir quelques secondes à deux reprises à la pointe du jour dans une petite prairie d’abord en juillet 1992, puis un an plus tard, jour pour jour, au même endroit, à la même heure. Malgré des heures d’affût, de recherche, ce sera la dernière fois et à ma connaissance, personne n’a réussi à le prendre en photo. Le 7 avril 1997, je trouvais enfin une de ses mues au bord d’une ligne. Il me faudra un mois de recherche acharnée pour poser les yeux sur la seconde. Durant les cinq saisons qui suivirent, plus le moindre indice de présence dans la forêt, jusqu’au 7 avril 2002, où je découvrais incrédule un de ses bois tombé de la nuit au beau milieu de la prairie, à côté de la mangeoire des charollaises. Il me faudra 11 mois avec l’aide de mon ami Bruno pour compléter cette paire exceptionnelle par sa masse et sa couleur. Ce cerf blessé par balle fût retrouvé mort, un ou deux ans plus tard, dans un petit boqueteau au bord de l’Allier. Son trophée est présenté à ce jour comme le record connu pour l’Allier. 

Au court de cette existence nomade, il aura été furtivement observé, parfois levé à la chasse et il aura semé ses mues dans les bois et forêts de Bagnolet, Gros-Bois, Messarges et Marigny dans l’Allier, d’Apremont et de Saint-Augustin dans le Cher, de Munet et l’Auvergnat dans la Nièvre. Ses déplacements incessants, sa méfiance, sa capacité à utiliser l’Allier et ses affluents pour échapper aux chiens et aller se réfugier dans de minuscules taillis où le cerf n’était pas chassé, lui ont permis ce formidable développement.

Ô (suivi de 2002 à 2008)

Remarquable par sa puissance mais aussi par la forme de sa ramure qui fût à l’origine de son patronyme et facilita son identification sur le terrain, Ô, actif au brame, se laissait admirer à Vitray avant que les sapins ne soient trop hauts et que fleurissent les clôtures. La saison du rut terminée, il faisait des allers retours entre le massif et les taillis de bordure ou la vallée de l’Aumance, au fil des chasses. Sa dernière sortie lui fût fatale : il était pourtant mulet et n’avait pas encore atteint son apogée !

Ripou (suivi de 2008 à 2017)

Pourri en verlan, de l’aspect émoussé de ses pointes lors de ses premières années, ce grand cerf, d’une hauteur au garrot et d’une longueur de bois inhabituelles dans la région, était particulièrement fidèle à sa place de brame qu’il quittait pour se rendre directement sur ses refuges pour l’hiver et le refait. Il passa donc l’essentiel de son existence dans des propriétés privées où une chasse raisonnable lui valut, chose rarissime dans la région, d’être épargné durant presque une décennie. La perte d’un œil et un genou esquinté n’avaient guère freiné son ardeur au combat. Nul doute qu’il aurait pu transmettre encore ses gènes exceptionnels durant quelques saisons … sans la cupidité humaine. Son cadavre en décomposition fût retrouvé sur son lieu habituel d’hivernage : le trophée avait disparu … mais pas pour tout le monde !

Le Cerf à Fifi (suivi de 2009 à 2019)

Seul cerf exceptionnel à vivre essentiellement au cœur du massif ou à proximité immédiate, dans un secteur restreint tout au long de l’année, il tire son nom de celui qui eût la chance de cueillir la première mue. Bien avant d’atteindre un poids respectable, il se distinguait déjà par un nombre d’andouillets important. Véritable vieux cerf, dos vouté et boitant bas, il arborait encore fièrement ses seize cors au milieu de sa harde de biches en septembre dernier : ce fût pour moi la première observation par corps de ce discret compagnon que je ne connaissais jusqu’alors que par les mues qu’il me laissât et par quelques rares portraits que les amis en tirèrent. Il fût aperçu pour la dernière fois à Noël dernier, mais faute de savoir si ses mues ont été découvertes ce printemps, nous ne savons pas s’il vit encore en 2020. 

Eugène (suivi de 2012 à 2020)

Une ramure déliée, dix ou douze andouillets longs et forts, Eugène en impose. Prudent, peu démonstratif même en plein rut, il brame, hiverne et se refait la plupart du temps en propriété privée, comme son ancien voisin Ripou.  Là encore, ce sont un caractère discret, un choix de territoire préservé et un peu de chance qui lui ont permis d’atteindre l’apogée. Espérons qu’il puisse continuer à engendrer une descendance prometteuse.

Eugene 2018

Quels enseignements ?

Ce retour sur quarante-cinq années d’attentes vaines ou de belles surprises, de macabres découvertes ou de moments d’émerveillement conduit à énoncer quelques réflexions. 

Tout d’abord, dire l’indignation face à une gestion départementale et à une pratique local de la chasse qui n’ont permis, en quarante-cinq ans, avec à disposition plus de cent vingt mille hectares boisés, qu’à six cerfs exceptionnels d’atteindre leur maturité. Force est de reconnaître que cet « exploit » est davantage lié au hasard et à la chance conjugués aux comportements responsables et respectueux de quelques rares chasseurs et agriculteurs sur leurs propriétés, qu’à des décisions et actions orientées vers l’intérêt général. Au prétexte de dégâts aux cultures voisines, le recours de plus en plus fréquent aux battues administratives sur ces propriétés, risque fort de conduire prématurément ces grands mâles et leurs potentiels successeurs sous les feux croisés de riverains impatients de s’approprier leurs trophées.

Dire aussi la chance d’avoir en notre région des animaux d’une telle beauté, dotés d’un patrimoine génétique formidable, comme en témoigne l’avènement de ces quelques cerfs exceptionnels qui ont eu la possibilité de vieillir suffisamment pour le développer pleinement. La chance également de disposer de bois, de forêts, de vallées, tant en Sologne qu’en Bocage ou en Montagne Bourbonnaise, milieux particulièrement favorables aux cerfs et à tant d’autres espèces. 

Quel avenir ?

Nous nous devons collectivement de préserver, de développer et de valoriser ce patrimoine naturel d’une grande richesse pour permettre à nos enfants et petits enfants de pouvoir assister à leur tour à ce fascinant spectacle du vivant et du sauvage qui nous est offert chaque automne au moment du brame. « Tronçais, forêt d’exception », ne se conçoit pas sans « cerfs exceptionnels » : trois ont vécu simultanément sur un peu moins de douze mille hectares au cours des dix dernières années, il n’est pas déraisonnable d’espérer en compter trente sur un peu plus de cent vingt mille hectares lors de la prochaine décennie.

Jean-Jacques Limoges

Faune Sauvage en pays de Tronçais